Les gaspards de la nuit

Article paru dans le journal municipal en 2007, relatant les indigents des carrières de Gagny.

En langage populaire, familier voire argotique, les "gaspards" désignent les rats et par extension toute personne cherchant à se dissimuler, souvent pour d’obscures raisons…

Jusqu’au début du XXe siècle, on trouvait des les carrières de Gagny une étrange population constituée d’un ramassis hétéroclite d’individus. Cette population comprend alors deux classes bien distinctes : les carriers et les malfrats.

Dessin de Gavarni, gravure de Soyer – 1841/1842

Les premiers sont des travailleurs. Ils sont originaires de pays de carrières (Argenteuil notamment). Ils connaissent leur métier sur le bout de leur pioche, savent distinguer les diverses couches de terrain, forer un trou de miner, creuser et étayer les galeries, etc. Les seconds, les malfrats, sont des nomades. Ils recherchent dans les galeries un refuge contre le froid. Bizarrement, de nombreuses couches sociales de la société de l’époque y sont représentées : des bohémiens, des médecins en rupture de ban, des prêtres défroqués et des saltimbanques y côtoient des terrassiers, essentiellement belges ou italiens. Mais tous présentent le même aspect physique, dû aux conditions terribles qui règnent sous la terre : leurs traits sont amaigris et tannés, la barbe hirsute et poussiéreuse, les vêtements sordides. Quant aux chaussures, elles n’en ont que le nom.

Pour obtenir le pain nécessaire à leur subsistance, ils organisent régulièrement ce que l’argot de la police appelle "la ronde des gueux". En effet, les mairies distribuant des "bons de pain" destinés aux ouvriers itinérants, nos malfrats organisés en bande entreprennent des excursions régulières, profitant de cette manne alimentaire, lésant ainsi les réguliers. Quittant généralement Argenteuil le lundi matin, le bâton à la main, ils rejoignent Gagny ou de proches communes pour obtenir frauduleusement leur 500 g de pain, puis se dirigent vers nos carrières et passent la nuit dans un four à plâtre. Mais souvent, ils y trouvent la mort !

En effet, d’après des statistiques de l’époque, il est alors courant de dénombrer trois malfrats par mois asphyxiés ou cuits… En hiver, nombre de ceux qui hantent les galeries meurent de froid et il n’est pas rare d’en découvrir dévorés par les rats durant la nuit. A côté de ces malheureux errent des repris de justice qui, ne pouvant prétendre à un travail, cherchent dans les carrières un gîte ou un abri pour la nuit. Mais la police n’ignore pas leur présence et les surveille discrètement. Voici le témoignage visuel d’un garde et d’un gendarme qui pensaient intercepter deux individus soupçonnés d’un vol récent :

"Munis d’une lanterne sourde et d’un gourdin, on s’engagea dans les galeries et je vous laisse à penser quel aspect sinistre présentaient ces chemins tortueux, taillés dans la masse, coupés çà et là de puits aérant d’autres galeries inférieures. Puis un éclair, une salle immense, une cave gigantesque où la voix résonnait, qui constituait pour un opéra le plus glacial mais le plus majestueux des décors. On s’arrêta. Une torche allumée sonda tous les coins et recoins de la grotte, soutenue par de gigantesques piliers, montant au ciel de la carrière en s’élargissant, étayée à ses sommets de poutre passées en tous sens. Rien…".

Lorsque l’on connaît l’importance des sites d’exploitation souterraine de la région parisienne, on peut s’imaginer l’ampleur que pouvait revêtir ce peuplement.

Mais en 1810, un décret interdit toute exploitation souterraine à Paris. C’est ainsi que le gypse de Gagny et des environs, qui présente une bonne résistance mécanique et une prise rapide, obtient rapidement un renom international. Au bout de quelques années néanmoins, l’extraction souterraine est abandonnée au profit du "ciel ouvert", plus rentable mais écologiquement dévastateur. Par ce changement de stratégie économique, on crée de la sorte de vastes zones d’insécurité au-dessus des galeries abandonnées. Il devient très vite interdit de pénétrer les lieux. Malgré cela, de nombreux accidents ont été à déplorer dans notre département ces dernières années. Sans compter nos anciens "gaspards". Mais on raconte qu’il y a peu, ils rodaient encore…

N.B. : "Gaspard de la nuit" est le titre d’un recueil de poèmes d’Aloysius Bertrand (1807-1841).

Source : Micheline Pasquet, Société d’Histoire de Gagny.