La face cachée des expérimentations atomiques en France
Les essais nucléaires français en Algérie et Polynésie française restent
une tache sombre de l’histoire de France. Il existe un autre récit atomique
bien moins connu : celui des expérimentations en métropole. Pollutions,
suspicions de cancers, secrets d’Etat : enquête sur les antichambres de la
bombe.
Le Fort de Vaujours (© Christophe Nedelec)
Un graffiti hommage à Moebius recouvre l’ancien laboratoire. La végétation
grignote ce vestige, témoin tenace de l’histoire du nucléaire militaire. Cette
friche industrielle, c’est le fort de Vaujours, construit au XIXe siècle pour
défendre Paris. Les bâtiments vétustes, éventrés par les ferrailleurs,
dessinent le cimetière d’une ville miniature, dotée de terrains de foot et de
tennis. C’est ici que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) a conçu
Gerboise Bleue, la première bombe atomique française déclenchée dans le Sahara
algérien, en février 1960. Qui se souvient aujourd’hui que les recherches
permettant sa création se sont déroulées à 15 kilomètres de Paris ?
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Charles de Gaulle a une
ambition : doter la France de l’arme nucléaire. Pour la mettre en œuvre,
le CEA investira notamment Vaujours, à cheval entre la Seine-et-Marne et la
Seine-Saint-Denis, et Moronvilliers dans la Marne. Surnommé en interne
“l’antichambre du Pacifique”, Moronvilliers accueillera les pré-tests des
essais nucléaires en Polynésie française. Si la France se targue d’appartenir
au club fermé des nations possédant l’arme atomique, le coût humain de
l’obtention de “cette force de dissuasion” reste une question en suspens.
Soixante ans après les premiers essais nucléaires, populations locales,
militaires et sous traitants ont toujours des difficultés à obtenir réparation
(1). En métropole, les expérimentations ont-elles eu, elles aussi, des
conséquences sanitaires ? Le ministère de la Défense a-t-il pris le
risque de mettre en danger riverains, salariés et sous-traitants du CEA pour
développer la dissuasion nucléaire française ?
Au téléphone, sa voix tremble de colère. Anne*, la cinquantaine, témoigne
pour la première fois et n’a aucun doute : sa famille est victime des
essais menés par le CEA. “On a laissé tomber nos vies au profit des avancées
nucléaires”, estime-t-elle. En 2006, les médecins diagnostiquent à sa mère un
cancer de la thyroïde. Quelques années plus tard, c’est au tour d’Anne. Son
père contracte lui aussi un gros nodule à la thyroïde. Trois atteintes, aucun
antécédent familial. “Ce n’est pas génétique. C’est un cancer très rare. Dans
notre cas, il y a seulement un facteur commun”. Pendant près de vingt ans, ils
ont vécu dans la commune de Courtry, située à un kilomètre des 50 hectares du
fort. Les dirigeants du CEA entretenaient le silence, assure Anne. “Ils avaient
un discours bien rodé, n’expliquaient rien. Pour eux, les explosions qu’on
entendait venaient de la carrière, située à côté.” Mais pour Anne, cela
pourrait être les essais de détonique menés au fort. Sans réaction nucléaire,
ils consistent à faire exploser des engins comportant des matières chimiques et
parfois radioactives, représentatives des constituants de la bombe, comme
l’uranium appauvri. Et dans certains cas du béryllium, un élément très
toxique.
Un parcours du combattant
Quand Anne passe le bac, les médecins diagnostiquent une tumeur au cerveau à
l’une de ses voisines, âgée de 19 ans. “On pourrait recueillir beaucoup de
témoignages mais les victimes n’osent pas parler”, estime Anne. Une part de
déni, selon elle. Peut-être aussi la peur de mordre la main qui nourrit. Le CEA
pourvoyait une bonne part de l’emploi des communes autour de ses sites
d’expérimentation. En 2012, le Commissariat comptait 16 000 salariés pour un
budget de 4,7 milliards d’euros, presque deux fois celui de la culture. Malgré
tout, Anne voudrait réunir des témoignages pour déposer une plainte commune
contre le CEA. Un parcours du combattant. En 2001, Jean Claude Antiga, un
ancien sous-traitant du fort atteint d’un cancer de la thyroïde, l’avait
attaqué en vain, faute de preuve concrète liant son activité et sa maladie.
En 2014, Grégory Jurado, conseiller municipal Front de Gauche de Courtry,
met la main sur un document troublant : entre 2004 et 2007, à Courtry, 52
% des décès chez les hommes et 49 % chez les femmes sont dus à une tumeur. Des
chiffres très au dessus de la moyenne francilienne. Les associations croient
détenir une pièce décisive. C’est la douche froide : l’Agence régionale de
santé (ARS) refuse de donner suite à leur demande d’étude épidémiologique. Dans
un courrier, Claude Evin, alors directeur régional, leur oppose trois
arguments : en 2002, une étude conduite auprès des 2 473 personnes ayant
travaillé à Vaujours a conclu que le site ne présentait pas de risque sanitaire
« supplémentaire » pour les riverains ; les chiffres extraits
par Grégory Jurado feraient l’objet d’une « interprétation erronée »
; enfin, selon l’ARS, aucune donnée scientifique ne permettrait d’établir un
lien entre radioactivité du site et cancer de la thyroïde. Contactée, l’ARS
fait valoir que les arguments soutenus par Claude Evin sont toujours
d’actualité.
Planté au milieu des plaines de Champagne, le site de Moronvillliers est
rattaché à Pontfaverger, village de 1 700 habitants entouré de céréales et de
vignes. Damien Girard y a été élu maire en 2014. Cet ancien président d’une
association de protection de l’environnement porte depuis plus de dix ans la
mobilisation autour du site d’expérimentations, fermé en 2013. Certains de ses
proches, aujourd’hui décédés, travaillaient à Moronvilliers ou à Vaujours.
Comme son beau-père, mort d’un cancer des poumons en 1998. “Il fumait beaucoup,
je ne m’étais pas trop posé de questions”, justifie Damien Girard. C’est la
perte d’un ami, Alain*, atteint d’un cancer aux poumons puis au cerveau, qui
l’a convaincu d’initier ce combat. Avant de mourir, Alain se confie au
maire : il est persuadé que Vaujours l’a contaminé un jour bien
précis.
Embauché pour dépolluer le site, Alain démontait alors sans protection un
bâtiment. Rien n’indiquait dans le protocole qu’il était contaminé, nous
raconte Damin Girard. Lorsque le supérieur d’Alain s’aperçoit qu’il travaille
sans protection, il lui passe un savon et l’oblige à prendre trois semaines de
repos non déclarées. Alain meurt en 2004, à l’âge de 34 ans, d’un cancer. Comme
son père avant lui. Ce dernier a travaillé sur le site de Moronvilliers. Il
était chargé de vérifier le niveau de radioactivité de la zone de tir après une
explosion. Un jour, le père d’Alain tombe dans un trou. Ses supérieurs
l’enverrons se faire décontaminer dans le sud de la France. “Leurs cancers n’a
jamais été reconnu comme une maladie professionnelle”, précise le maire de
Pontfaverger.
Un autre cas, celui de Philippe*, le beau-frère de Damien Girard, illustre
l’opacité du fonctionnement interne du CEA. Philippe décède à 56 ans de
problèmes pulmonaires après avoir travaillé pendant plus de 20 ans au centre de
Moronvilliers. Sur un enregistrement conservé par le maire, il raconte avoir
nettoyé “en civil” les dalles de tir, sans toucher aux éléments irradiés. En
2002, lorsque la loi Kouchner autorise l’accès aux dossiers médicaux, Damien
Girard réclame celui de son beau-frère et tombe des nues. A plusieurs reprises,
des traces de béryllium, au dessus du seuil réglementaire, ont été détectées
dans son nez. Jamais le CEA n’a informé son beau-frère de ces résultats.
Comment le Commissariat justifie-t-il d’avoir gardé ces informations à sa
discrétion ? En expliquant que ce seuil n’implique pas nécessairement une
contamination. Pourtant, inhalé, le béryllium est extrêmement toxique, même à
faible dose : il induit des atteintes pulmonaires et des lésions
hépatiques et rénales. Lorsque Damien Girard montre le dossier à un ancien
directeur, ce dernier est entré dans une colère noire, raconte le maire :
“Bande d’enfoirés, je leur avais dit de ne pas travailler avec ça. L’uranium,
c’est de la rigolade, le béryllium, ça, c’est de la merde !”. Interrogé sur le
cas de Philippe et sur l’utilisation de béryllium, le CEA botte en touche en
expliquant que le tabac et le ciment en contiennent également.
“Motus et bouche cousue”
Pour dénoncer ce qu’il estime être un scandale d’Etat, Damien Girard
voudrait mobiliser davantage. Dans la commune marnaise, les habitants, frileux,
rechignent à parler. “Pendant 55 ans, nous avons eu le CEA chez nous, beaucoup
de familles y ont travaillé, ont gagné de l’argent grâce à eux. Ils
contrôlaient très bien l’information”, relate le maire. Et d’évoquer des
rumeurs qui couraient à l’époque : les lignes téléphoniques des
sous-traitants auraient été piratées pour vérifier que rien ne filtrait au
sujet des essais. “C’était motus et bouche cousue, on ne savait rien et on ne
posait pas de questions”, évoque un autre témoin de l’époque qui préfère garder
l’anonymat. Parfois, au fil des conversations, quelques langues se délient et
les souvenirs affleurent, comme ces problèmes de thyroïde ou cette vague de
cancers chez les agriculteurs d’une commune voisine. “Ils tombaient comme des
mouches à une période”, se souvient une infirmière. Mais, sans étude sanitaire,
impossible de lier activités du CEA et cancers.
Le CEA se défend de toute opacité. Pourtant, des éléments sèment le doute.
En avril 2016, une première réunion se tient dans le but de créer une
commission d’informations à Moronvilliers. Deux versions du compte-rendu
circulent : celle du CEA et celle de Bruno Chareyron, représentant la
Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité
(Criirad), disponible en ligne. Invité à la réunion par le maire Damien Girard,
Bruno Chareyron révèle dans sa version des informations absentes du compte
rendu non public du CEA, que nous avons pu consulter : il resterait, à ce
jour, 2,7 tonnes d’uranium sur le site ; les tirs y ont été effectués à
l’air libre et dans une centaine de puits creusés dans la craie à une
profondeur de 20 à 25 mètres. Dans son rapport, le CEA confirme seulement
l’utilisation d’uranium appauvri, de béryllium et de tritium. D’après la
Criirad, de l’uranium de retraitement issu de déchets nucléaires aurait
également été manipulé, pouvant contenir des traces de plutonium. L’association
demande à ce qu’une évaluation d’impact sur le milieu aquatique, l’atmosphère
et la chaîne alimentaire soit réalisée.
A Moronvilliers, le Commissariat indique que les bâtiments seront
déconstruits et les sols, nettoyés. Mais le maire doute des procédures de
décontamination, prenant l’exemple de Vaujours. Il ne veut pas que le site se
transforme en “poubelle nucléaire”. Lorsque le fort de Vaujours a fermé en
1997, le CEA a mené des opérations de dépollutions et confirmé, à coup de
campagnes de mesures, qu’il n’y avait pas d’anomalie. Pourtant, là encore, les
versions se contredisent.
Dans le château d’eau qui abrite son association, Jacques Kalkotourian
s’empare d’un document du CEA, tamponné “diffusion restreinte”, obtenu grâce à
des contacts internes. Ce document présente les étapes de la dépollution de
l’ancienne zone de brûlage, en 2002. Armés de petites pelles, les démineurs
déterrent les morceaux d’uranium et les mettent en sacs. Les big bag seront
amenés à… Moronvilliers avant d’être transférés sur des sites de stockage de
déchets radioactifs. “A chaque pelletée, ils vérifiaient le niveau de
pollution. Sur cette parcelle, plus ils avançaient, plus ils trouvaient des
choses. Ils ont fini par s’arrêter car la pollution était trop importante”, se
remémore Jacques Kalkotourian. “Ce site est particulièrement difficile à
dépolluer”, estime Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire et chef du
laboratoire de la Criirad. “Il faudrait mettre en place des moyens très lourds
pour y parvenir.”
Est-ce à dire que le CEA n’est pas allé jusque-là ? En 2001 et 2002, la
Commission concède qu’une contamination résiduelle à l’uranium subsiste. Et
précise que l’analyse n’a pu être faite qu’en surface. Des fragments d’uranium
peuvent subsister dans les sols et certaines tuyauteries enterrées. De son
côté, la Criirad estime que la radiotoxicité de l’uranium appauvri est
minimisée. En cas d’inhalation, il présente des risques sanitaires tels les
cancers du poumon, des reins et des os. Mais le CEA est formel : les
riverains ne coureraient aucun risque.
30 fois au-dessus de la norme
En 2005, le fort de Vaujours est placé sous servitudes d’utilité
publique : seules des activités industrielles peuvent s’y implanter. Et
déjà, la friche suscite des convoitises. Son sous-sol est composée de gypse,
une roche utilisée dans la fabrication du plâtre par Placoplatre, une filiale
de Saint-Gobain. En 2010, l’entreprise rachète une partie de l’ancien centre.
Elle prévoit de le transformer en carrière à ciel ouvert d’ici 2020. Si le
projet est encore au stade d’étude, la démolition de certains bâtiments, qui a
repris en janvier, inquiète les riverains : des poussières contaminées
nuisibles à la santé peuvent-elles s’en échapper ? Joint par téléphone,
le responsable développement carrière de Placoplatre assure que toutes les
mesures sont prises pour protéger la population.
Dès 2011, le projet de réhabilitation de la friche est contrarié. Convaincu
de la persistance des pollutions, Christophe Nédelec, du collectif Sauvons la
Dhuis, entre illégalement sur le fort, de nuit, avec une autre militante. Armés
d’un compteur geiger amateur, ils cherchent des traces de pollutions et, au
bout de deux heures, en trouvent. Dans une casemate de tir, leur geiger
s’affole : un point chaud censé être décontaminé sonne 30 fois au dessus
de la norme. La mobilisation repart. Les expertises s’enchaînent aussi :
une nouvelle fois, rien n’est trouvé. “On m’a traité de menteur, on m’a accusé
de tous les noms pendant trois ans”, raconte Christophe Nédelec, amer.
En février 2014, une visite est menée sous contrôle d’huissier :
Placoplatre veut clore la polémique. Cette fois, la Criirad est présente à la
demande des associations. Le compteur de la Commission sonne et détecte de la
radioactivité. De la poussière et des microfragments radioactifs tombent au
sol. Branle-bas de combat politique : Michel Billout, sénateur communiste
de Seine-et-Marne, et Aline Archimbaud, sénatrice écologiste de
Seine-Saint-Denis, s’emparent du dossier. Ils font appel à la ministre de
l’Environnement, Ségolène Royal, qui instaure une nouvelle commission de suivi
de site en juin 2014.
Les réunions s’enchaînent, des associations s’estiment méprisées. Les maires
de Coubron et Courtry, Ludovic Toro (UDI) et Xavier Vanderbise (LR), claquent
la porte deux ans plus tard. Sans grand effet. En novembre, le préfet de
Seine-et-Marne retire au maire de Courtry sa prérogative en matière
d’urbanisme, le délestant du peu de pouvoir qu’il avait sur ce dossier. Le
gypse est considéré comme une ressource “d’intérêt général”. Seul champ
d’action restant : les subventions à la Criirad. Pour la première fois, en
novembre, la Commission assiste à une réunion. Elle dénonce l’insuffisance des
mesures prises pour mesurer la qualité de l’air pendant le chantier. Dans ce
dossier, aussi bien politique, sanitaire, qu’économique se mène une féroce
bataille d’informations et de maîtrise des savoirs. En 2015, trois associations
environnementales ont porté plainte pour mise en danger de la personne.
L’enquête est en cours.
Au cours d’une conversation sibylline, un ancien agent du Commissariat,
habilité au secret défense, prévient : “Le CEA ne vous donnera pas ses
billes, soit il les a perdues, soit il les a brûlées. … Aucun gouvernement ne répondra car ils sont tous mouillés dans
cette affaire, à droite comme à gauche.” Sollicité, le ministère de la Défense
a renvoyé vers le CEA, le ministère de la Santé vers l’ARS. Le ministère de
l’Environnement n’a pas donné suite à nos questions.
Emilie Jéhanno
(1) Un vote historique, début février, devrait changer la donne : les
parlementaires ont supprimé la notion de risque négligeable, qui a constitué
jusque-là un frein à l’indemnisation des victimes en Polynésie française. Le
“risque négligeable” permettait d’introduire une dose de doutes sur le lien
fait entre la maladie radio-induite et les essais nucléaires. (A lire sur cette
question : les témoignages édifiants rassemblés dans le livre Les Irradiés
de la République, GRIP Editions.)
- Les prénoms ont été modifiés.
Le Collectif "Sauvons la Dhuis"
- Villevaudé... Demain
- Les Abbesses de Gagny-Chelles
- UNION DES FAMILLES LAÏQUES DE MARNE ET CHANTEREINE (UFAL)
- Les Amis de Carnetin
- AJT Rando
- Marne et Gondoire à Vélo
- Association de Défense de l'Environnement du Bois Fleuri (ADEBF)